Stephen Mullen: The Glasgow Sugar Aristocracy. Scotland and Caribbean Slavery, 1775–1838 (reviewed by Mélanie Cournil)
« L’esclavage a-t-il contribué à la grandeur de l’Écosse ? » (Did Slavery make Scotia great ?). Cette interrogation volontairement polémique formulée par l’historien écossais Tom Devine en 2011 soulignait alors l’absence quasi-totale d’études sur les liens entre l’Écosse et les colonies caribéennes esclavagistes des xviiie et xixe siècles. À cette occasion, Devine lui-même reconnut avoir complètement éludé la question durant toute sa carrière universitaire, pourtant consacrée aux Écossais au sein de l’Empire britannique. Le sujet passionnait cependant déjà Stephen Mullen, qui avait consacré en 2009 un court ouvrage sur l’héritage architectural colonial de Glasgow souvent esquivé par les historiens sous le titre évocateur It wisnae us [« Ce n’étaient pas nous1. »] Depuis, la question du passé esclavagiste de l’Écosse a fait l’objet de recherches foisonnantes, de la publication de l’ouvrage collectif Recovering Scotland’s Slavery Past2 en 2015 à celle d’un rapport sur les liens entre l’Université de Glasgow et l’esclavage caribéen en 20183. Mais il manquait néanmoins une étude à même de montrer de manière précise l’ampleur et la complexité du rôle économique des Écossais dans la Caraïbe et, par extension, de la part qu’ils ont jouée dans la perpétuation de la pratique esclavagiste. Il n’est donc guère exagéré d’affirmer que l’ouvrage de Mullen, issu d’une thèse soutenue en 2015 à l’université de Glasgow, était très attendu par les spécialistes du champ.
Cette monographie se concentre sur les marchands et planteurs écossais originaires de Glasgow, spécialistes du marché du sucre et membres de l’autoproclamée « Sugar Aristocracy », de 1775 à 1838, date à laquelle l’esclavage est aboli dans toutes les colonies britanniques. Ces individus, dont certains étaient héritiers des Tobacco Lords de Glasgow qui ont dominé le négoce du tabac jusqu’à la Guerre d’indépendance américaine, ont marqué le paysage économique de leur ville en soutenant la mise en place de partenariats financiers et la création d’établissements bancaires et en investissant dans la terre et dans l’industrie, grâce à leurs capitaux coloniaux. À travers huit chapitres mêlant études statistiques et études de cas, l’ambition de Mullen est de déterminer de quelle manière le capital accumulé lors des multiples échanges entre Glasgow et la Caraïbe a pu influencer de manière significative le développement économique et social de Glasgow (et de l’Écosse).
L’introduction, longue d’une trentaine de pages, pose de manière remarquablement claire les enjeux historiographiques du sujet. La question du poids économique de ces marchands et planteurs glaswégiens s’inscrit en effet dans des débats plus larges qui animent le champ depuis la publication de Capitalism and Slavery d’Eric Williams en 1944. Williams a notamment soutenu que les bénéfices conséquents engendrés par la pratique esclavagiste dans la Caraïbe, via la production et la commercialisation du sucre, du coton, du café et du tabac, ont fortement contribué au développement industriel du Royaume-Uni. Dans son étude centrée sur le cas écossais, Mullen souscrit pleinement à la thèse de Williams, tout en démontrant que cette question n’a souvent été traitée que de manière anglo-centrée alors que le contexte économique et social de l’Écosse était résolument différent. En effet, l’avènement des révolutions agricole, commerciale et industrielle en Écosse sur une très courte période (contrairement à l’Angleterre où celles-ci se sont étalées sur plusieurs siècles) a entraîné un développement industriel et urbain fulgurant, et s’est accompagné de flux migratoires vers les colonies caribéennes dans un intervalle de temps restreint (la seconde moitié du xviiie siècle). La quasi-concomitance de ces phénomènes explique l’explosion de l’économie glaswégienne (et par extension, écossaise) grâce aux capitaux coloniaux, en particulier au début du xixe siècle, une période qui a souvent été considérée par les historiens comme le début du déclin économique des colonies caribéennes britanniques – une thèse soutenue par Williams mais tempérée plus récemment par Nicholas Draper, qui estime que ce déclin est marqué à partir des années 1820.
L’ouvrage de Mullen aborde la circulation des capitaux (notamment marchands) entre l’Écosse et la Caraïbe entre 1775 et 1838 via deux angles d’approche distincts, l’un centré sur Glasgow, l’autre sur les colonies. L’auteur s’intéresse en premier lieu aux marchands et planteurs coloniaux résidant à Glasgow afin d’évaluer leur rôle dans le développement commercial de leur ville. Les premiers chapitres (1, 2 et 3) se concentrent sur leurs origines sociales et géographiques et sur leurs pratiques commerciales. En se fondant sur un échantillon de 150 individus, Mullen alterne les éléments d’analyse statistique et d’étude qualitative. Il souligne ainsi le caractère presque exclusif de ce groupe, qui s’appuyait sur un maillage très serré de réseaux professionnels et personnels, renforcés par de nombreux mariages intracommunautaires et des pratiques sociales communes (dans les clubs de sociabilité, notamment). Longtemps sous-évaluée en nombre et bien que minoritaire au sein de la communauté des marchands de Glasgow, cette élite occupait une place de premier plan dans les instances politiques de la ville. Les chapitres 1 et 2 reviennent sur son rôle décisif dans le développement des infrastructures financières glaswégiennes, soutenu en cela par le système bancaire en plein essor d’Édimbourg, la ville voisine. Les marchands de Glasgow agissaient souvent en créditeurs des planteurs et finançaient de fait le développement de la Caraïbe britannique. Le chapitre 2 propose une analyse particulièrement intéressante de la professionnalisation de ce marché, en soulignant l’attention portée à la formation des futurs agents commerciaux et coloniaux, les marchands et planteurs s’assurant ainsi une main-d’œuvre qualifiée et spécialisée sur le long terme. Le chapitre 3 offre, quant à lui, une étude de cas de deux compagnies marchandes en retraçant les flux de capitaux entre Glasgow et les colonies de 1779 à 1867.
Les chapitres suivants déplacent la focale vers les colonies en examinant les carrières de certains Écossais et la proportion de capitaux rapatriés en Écosse. Le chapitre 4 analyse ainsi les méthodes de recrutement des agents coloniaux et la complexité d’un marché du travail stimulé par une vision faussée des colonies comme nouvel eldorado d’une jeunesse écossaise désargentée et en mal d’opportunités. Les chapitres 5, 6 et 7 proposent des études de cas d’Écossais en Jamaïque, à Grenade, Carriacou et Trinidad. Mullen démontre que les sommes conséquentes qui furent rapatriées en métropole après 1800 cachaient de profondes disparités dans les sociétés coloniales. Les grandes fortunes des planteurs et marchands écossais étaient en effet impressionnantes mais rares (en dépit d’une situation de quasi-monopole à la Grenade, par exemple) car la plupart des colons écossais mourraient de manière précoce ou finissaient très endettés. Néanmoins, le succès financier de ces quelques individus contredit en partie la théorie du déclin de Williams : si de manière générale, les profits coloniaux britanniques ont semblé décroître après 1800, ceux de la diaspora écossaise ont d’abord augmenté, avant de suivre la tendance nationale durant la période précédant l’émancipation des esclaves. Le dernier chapitre (8) dresse le bilan de l’implication mercantile des Écossais dans la Caraïbe et des retombées économiques pour l’Écosse. Mullen reconnaît leur impact sur l’industrialisation de Glasgow et de sa région (dans le secteur textile, comme le coton) et sur la modernisation de ses institutions (bancaires, notamment). Il insiste cependant fortement sur le fait que la Sugar Aristocracy de Glasgow était avant tout une élite commerciale, et ses profits dirigés vers la perpétuation de ce marché colonial (via l’achat d’actions et d’obligations). Ses conclusions se démarquent donc des travaux antérieurs de Tom Devine et Anthony Cooke qui mettaient l’accent sur leurs investissements industriels.
À la première lecture, l’ouvrage de Stephen Mullen peut sembler particulièrement dense, mais le travail statistique extrêmement important, à partir d’un très grand nombre de sources (écossaises et caribéennes), force l’admiration et offre un éclairage inédit et convaincant sur le rôle économique des planteurs et marchands glaswégiens spécialisés dans le marché du sucre. Si le niveau de détail de l’analyse peut parfois perdre un peu le lecteur, l’approche pédagogique de Mullen, qui explique ses arguments pas à pas, rend la lecture de l’ouvrage très agréable. Il ne fait guère de doute que cette étude fera date dans le champ des études écossaises, en proposant à la fois des réponses et de nombreuses pistes de réflexion aux historiens qui s’intéressent au passé colonial de l’Écosse.
Notes
1 Stephen Mullen, It Wisnae Us: The Truth about Glasgow and Slavery, Édimbourg, Royal Incorporation of Architects in Scotland, 2009.
2 Tom Devine (ed.), Recovering Scotland’s Slavery Past: The Caribbean Connection, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2015.
3 Stephen Mullen, Simon Newman, Slavery, Abolition and the University of Glasgow. Report and recommendations of the University of Glasgow History of Slavery Steering Committee, Glasgow, Université de Glasgow, 2018.